Le lecteur français ne connait hélas pas l’œuvre de Tullio De Mauro. Mort en 2017, celui qui fut sans doute le plus grand linguiste italien, professeur à l’Université La Sapienza de Rome, auteur d’innombrables ouvrages savants (traduction et édition définitive des Cours de Linguistique Générale de Saussure, thèse sur Wittgenstein, etc.) mais aussi de grande vulgarisation (on renverra le lecteur à l’édition récente de La lingua batte dove il dente duole chez Lambert Lucas en 2017, formidables et savoureuses conversations avec l’auteur de polars qu’est Andrea Camilleri), fut aussi ministre de l’éducation nationale en son pays dans un furtif gouvernement balayé par l’arrivée au pouvoir de Berlusconi.

Or, ces années durant, Tullio De Mauro a vécu dans l’étude et la vie des langues italiennes. Ses deux monuments (1963 et 2014) que sont La storia linguistica de l’Italia (de 1861, date de l’Unité italienne, à 1946, avènement de la République ; puis de 1946 à nos jours) montrent comment la Nation s’est forgée sur la nécessité d’une langue commune – l’italien, ayant le toscan littéraire comme base légitime – sans pour autant renier une quantité de dialectes qui restent très vifs en Italie.

Le tout récent ouvrage sur L’Educazione linguistica democratica est une compilation de textes essentiels de la pensée de notre linguiste et acteur politique. La thèse de Tullio De Mauro est qu’une démocratie – un Etat moderne – ne doit jamais rompre le fil linguistique entre la langue de la piazza (les dialectes, la langue populaire) et la langue du palazzo (langue du pouvoir). Les huit tomes du gigantesque Grande diccionario dell’uso qu’il dirige montrent que 92% des mots les plus utilisés par les Italiens aujourd’hui l’étaient déjà dans la Commedia de Dante. Et que Dante ne dédaignait pas l’utilisation de la bigarrure linguistique – dont l’occitan des Troubadours qu’il révérait.

Contrairement à l’idéologie monolithique française qui n’a eu de cesse d’enfermer les autres langues derrière un masque de fer, leur déniant la légitimité de langue, les figeant dans leur statut de patois, le pragmatisme italien traite d’un continuum entre plusieurs langues et de la capacité toujours vive d’un véritable plurilinguisme intérieur : la majorité des Italiens d’aujourd’hui sait « l’italien » comme le dialecte de sa région. Au centralisme d’une unique ville-capitale, l’Italie oppose quatre centres importants (Milan, Florence, Rome, Naples) et un grand nombre de domaines dialectaux.

En France, lutter contre l’illettrisme, c’est-à-dire l’incapacité à accéder à la langue qui est le lieu des pouvoirs et des savoirs légitimés, c’est abandonner à marche forcée les langues autre que le seul français ou des variantes autres que le français normé (que l’école a fonction de disséminer). Certes, l’Italie a connu sous le fascisme une centralisation forte et une chasse aux dialectes agressive assez proche de ce que nous avons connu, mais, du fait de la jeunesse de l’unité politique italienne, sans commune mesure avec la longue histoire linguistique française.

Lutter contre l’illettrisme passe, dans la pensée linguistique et l’action politique de Tullio De Mauro, par une véritable Educazione linguistica democratica. Ces trois mots n’ont de sens qu’ensemble. Il n’y a pas d’éducation sans prise en compte de ce que sont les langues (des élèves, du savoir, des transmetteurs) ; il n’y a pas éducation sans processus démocratique ; il n’y a pas de démocratie sans prise en compte de la langue des gens, des peuples.

C’est en 1975 que Tullio De Mauro, au sein de la SLI (Société de Linguistique Italienne) et des GISCEL (Groupes régionaux d’Intervention et d’Étude dans le champ de l’Éducation Linguistique) institue les dix thèses (dieci tesi) de l’éducation linguistique démocratique. L’un des proches de Tullio De Mauro sera en 1981, comme député européen, à l’origine de la Charte européenne pour les langues régionales et minoritaires. Il racontera comment des députés français s’étonnent de ce projet : mais, en France, il n’y a pas d’autres langues que le français ?! Tullio De Mauro les renverra aux travaux de Robert Lafont et d’Henri Giordan.

Les dix thèses de l’Educazione pointent l’importance capitale du langage verbal (nous n’existons que par les langues) ; l’enracinement du langage verbal dans la vie biologique, émotionnelle, intellectuelle et sociale ; la pluralité et la complexité des capacités linguistiques ; une revitalisation de la formation des maîtres et des méthodes d’enseignement des langues et par les langues ; l’inscription des droits linguistiques dans la Constitution italienne. Contre le règne de ce qu’Italo Calvino appela dès 1963 « l’anti-langue », « monolithe burocratico-littéraire (…) que les héritiers de Bourdieu n’apprennent à maîtriser que parce qu’elle correspond à des pratiques socioculturelles usuelles dans leur milieu familial » (Costanzo) et qui de fait discriminent tous les autres (à moins de les assimiler à cette aune), l’Éducation linguistique démocratique prend en compte la réalité des compétences linguistiques de tous, articulée à l’exigence d’une capacité à la langue commune : non pas une langue unique imposée par un groupe (géographique, linguistique, social) mais une capacité globale au langage prenant en compte les contextes des diversités des langues et de leurs variations.

Les principes de l’Éducation linguistique démocratique sont désormais disséminés au sein de nombreux textes communautaires, à commencer par le Cadre Commun de Référence des Langues qui depuis 2005 est le référent de toute politique linguistique en France comme dans une quarantaine de pays au monde. On trouvera par ailleurs une courte mais très bonne introduction à l’Éducation linguistique démocratique dans une « étude de référence » d’Edvige Costanzo, préfacée par Jean-Claude Beacco et Michael Byram : L’Éducation linguistique en Italie : une expérience pour l’Europe ? (2003). Le dernier ouvrage – posthume – de Tullio De Mauro est peut-être l’occasion de se rapprocher d’une langue, d’un auteur et d’une pensée qui devraient nous être bien plus proches, tout en nous rapprochant de l’idéal européen – unis dans la diversité.

Pierre Escudé

http://www.laterza.it/index.php?option=com_laterza&Itemid=97&task=schedalibro&isbn=9788858130728