TRÂN Ngọc-Anh, Taramoin. Tradition orale et tradition écrite à l’école maternelle. NouvelleCalédonie, Thio, 1984-1998, Paris, L’Harmattan, collection « Portes Océanes » n°45, 2018, 211p, 23 €, ISBN : 978-2-343-15367-4.
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Ce récent ouvrage de Ngọc-Anh Trân traite de l’enseignement des populations kanak sur leur propre territoire, français depuis 1853. Le constat de l’échec scolaire assez systématique de cette population force l’auteure à en comprendre les causes, multiples, et à proposer des solutions didactiques et pédagogiques qu’elle-même mettra en place, et que la direction de l’école évaluera. Nous saluons ce livre d’actualité, au moment où se joue une étape très importante du processus politique en Nouvelle Calédonie, d’une des membres de l’ADEB (Association pour le Développement de l’Enseignement Bi/plurilingue). Le texte propose en deux cents pages d’une grande lisibilité plusieurs strates documentaires. Il s’agit d’abord d’une présentation générale et très précise de la Nouvelle-Calédonie, nécessaire au lecteur métropolitain : présentation géographique et position dans l’Océan Pacifique ; présentation historique, peuplement exogène tout d’abord de population française déportée (Louise Michel en est la figure la plus célèbre), puis d’ouvriers venant d’Asie ; enjeux économiques et géopolitiques ; grande variété linguistique de la Grande Terre et des trois Iles Loyauté. Ensuite, présentation du système scolaire d’éducation réparti entre éducation « nationale » qui fait l’économie de la réalité langagière et sociale des élèves kanak ; systèmes confessionnels catholique et protestant ; mise en place d’un système autonome à la fin des années 1980 des EPK (écoles populaires kanak). Enfin, issue d’une thèse de doctorat présentée en 1990, l’auteure développe après analyse de l’expérience scolaire d’une vingtaine de pays de l’Afrique postcoloniale, un projet de plan éducatif prenant en compte les avancées de la didactique du Français Langue Seconde, notamment développée au CREDIF, initié par Paul Rivenc et dont Daniel Coste sera le dernier directeur. Le titre énigmatique de l’ouvrage provient de cette expérience : Taramoin (en xârâgurè : « garder la maison ») est le prénom d’une des institutrices qui a participé à l’application de ces propositions pédagogiques. L’ouvrage fonctionne enfin sur plusieurs strates temporelles : les années 70 à 80 où l’auteure, institutrice dont la langue maternelle est le vietnamien, puis certifiée d’anglais, et donc à distance des populations dominantes blanches sans être immergée dans la culture ancestrale kanak, observe de l’intérieur l’échec patent d’un système figé et inégalitaire ; les années de recherche doctorale qui produisent une thèse de près de 1000 pages, des enquêtes auprès des instituteurs, des parents, des élèves, et l’élaboration d’un projet pédagogique novateur et inhérent à la réalité locale ; la fin des années 1990 où il est possible d’expérimenter dans le cadre d’une école catholique de Thio (localité de Grande Terre où se trouve la plus importante mine de nickel au monde) ; la rédaction en 2017-2018 de cet ouvrage qui a une valeur politique (au sens premier de politique scolaire) dans le cadre imminent du référendum de novembre 2018, prévu il y a trente ans au moment du tragique conflit communautaire néo-calédonien. Ces multiples strates d’entrée et d’écriture peuvent être source de redites, parfois cause d’un manque de cohérence thématique, mais en rien des freins à la compréhension interne de ce territoire français et de ce qui est fait dans l’école. Un territoire et deux sociétés La Nouvelle-Calédonie se situe hors des grandes routes commerciales entre Australie, Japon, EtatsUnis, Polynésie française, à quelques 17 000 km de la métropole à laquelle elle apporte une richesse inestimable en minerai, notamment en nickel, et en Zone Economique Exclusive dont elle représente près de 20%, plaçant la France au second rang du plus vaste domaine maritime mondial. A l’instar de Sakhaline pour la Russie, de l’Australie pour l’Empire Britannique, la Nouvelle-Calédonie est le lieu où l’Empire français transporte, déporte ou relègue de 1855 à 1894 une importante population carcérale. A cette première colonisation suit bientôt la colonisation ouvrière que requiert la découverte du nickel – dont Thio, en 1875, devient le premier centre d’extraction au monde – : elle est d’origine chinoise, vietnamienne, indienne. Ces mutations importantes font basculer un mode de vie ancestral, et sont l’origine de premiers conflits dès 1917 entre gouvernants occidentaux et Mélanésiens, que les Blancs nomment « canaques », avec une valeur péjorative. En 1887, un premier recensement comptabilise 68% de Mélanésiens ; 53,5% en 1901 ; 41,7% en 1976. Devenus minoritaires en leur territoire, relégués aux tâches de service (cuisinières pour les femmes, ouvriers, employés, mais aussi pour beaucoup paysans pour les hommes), les Mélanésiens n’ont longtemps aucun droit civil ni accès à la scolarisation coloniale – jusqu’en 1946, date de l’abolition du code de l’indigénat et de la création du Territoire d’Outre-mer. Jusqu’alors seules les écoles confessionnelles scolarisent les enfants kanak puisque l’école n’est pas obligatoire (il ne sera question qu’en 1945 d’apporter à chaque tribu : l’eau courante, l’école et l’infirmerie). En 1957, le droit de vote est accordé aux canaques ; à la fin des années 80 qui voient la naissance du FLNKS (qui reprend à son compte le mot de kanak), les Accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) actent que « les langues kanak sont avec le français des langues d’enseignement et de cultures en Nouvelle Calédonie. » Le transfert de compétence pour l’enseignement primaire a lieu en 2000, puis en 2012 pour l’enseignement secondaire. Quelle est la réalité de l’enseignement scolaire auprès des populations kanak ? En 1977, les Kanak ne représentent que 5,8% des 241 bacheliers du territoire ; dix ans après, les pourcentages stagnent : entre 10 et 12% pour 550 bacheliers en tout. Les causes de cet échec massif, et programmé pour cause d’égalitarisme pédagogique forcené sur l’ensemble du territoire « français », sont sobrement présentées en plusieurs endroits de l’ouvrage. On enseigne un français scolaire qui est étranger à une population de langue orale mélanésienne (sur les 28 langues distinctes dont une d’origine polynésienne, quatre se verront rajoutées en 1992 à la liste d’officialisation scolaire ouverte par la Loi Deixonne de 1951 : l’ajië, le drehu, le nengone et le paicî). Le français, unique langue de scolarisation, est dès l‘école maternelle un « français langue maternelle » enseigné avec des manuels « conçus en France pour des Français baignant dans la tradition écrite » (p. 136). Rien des langues et civilisations mélanésiennes de tradition orale – et de langue si distincte des langues européennes – n’est pris en compte. L’échec commence donc dès le plus jeune âge. Les relevés faits par l’auteur montrent des élèves ayant au collège jusqu’à 3, 4, 5 années de redoublement : l’élève kanak « doit faire des problèmes sur des histoires de trains : il n’en a jamais vu, et ne comprend pas très bien l’énoncé » (id.) Question linguistique et question scolaire La question linguistique est donc centrale en Nouvelle Calédonie, et révèle ici de manière éclatante ce qu’elle est partout dans les empires coloniaux (et dans les « marges » de la métropole où l’on découvrira en 1951 des « parlers locaux » sur 13 des 26 académies françaises) : une volonté assimilatrice du colonisateur, dont la puissance est tout à la fois hyper-centralisée et expansionniste. En 1921, un décret proscrit les publications en langues mélanésiennes, en 1923 d’autres textes réglementaires viennent proscrire l’usage des langues du peuple à l’école de la République (p.48). Les pouvoirs scolaires français locaux s’arc-boutent pour refuser toute avancée, entre mépris et rigidité idéologique, jusqu’aux années 1980. Ainsi, en 1975 cette note du Vice-Rectorat de Nouvelle-Calédonie au sujet de l’enseignement des langues et de la culture mélanésienne stipulant « qu’il ne paraît pas que soit justifiée la comparaison avec quelques grandes langues régionales de Métropole, véhicules d’une littérature et ayant […] servi de moyens d’expression à des centaines de milliers de personnes. La présence de langues vernaculaires mélanésiennes parmi les épreuves du baccalauréat ne saurait à brèves ou moyennes échéances être valablement envisagée. » Au même moment en métropole, tout est fait par ailleurs pour limiter, réduire, annihiler toute velléité de développement des langues régionales dans l’éducation nationale. L’auteure narre par le menu l’épisode de création des Ecoles Populaires Kanak en mars 1985, à la suite des écoles Seaska, Diwan, Calandretas ou Bressoles en métropole. Les EPK prennent en compte la langue des tribus suivant une méthodologie de type Freinet, avec un programme d’histoire spécifique, proche des intentions des partis nationalistes et anticoloniaux. Cependant, l’absence de formation, de ressources, l’amateurisme évident de nombre de maîtres de ces 56 écoles seront cause de leur échec. Notons que dès l’ouverture, certains responsables indépendantistes n’enverront pas leurs propres enfants dans les EPK (p. 95) en toute connaissance de cause des raisons qui verront quelques années plus tard la fin de cette première expérience d’autonomie scolaire. C’est fort d’une analyse « du dedans » que connait l’auteure, elle-même issue d’une communauté (les Français d’origine vietnamienne) quelque peu stigmatisée par le système en place, et d’une analyse longue de quelques fonctionnements scolaires des pays de l’ancien Empire français d’Afrique qu’est proposée lors de la thèse présentée en 1990 un système d’éducation distinct tant des EPK que de l’école de la République. L’expérimentation n’est permise que dans des écoles catholiques de la ville de Thio. C’est là qu’une nouvelle didactique est mise en place, et explicitée par le menu. Des ressources du CREDIF réécrites pour le contexte néo-calédonien, une entrée par l’oral en la langue de la population (ici le xârâgurè) et par des maîtresses par ailleurs aguerries, un respect du patrimoine de la tradition orale et de ce que la langue véhicule comme vision et organisation du monde, une intégration des parents dans le processus scolaire, puis le passage aménagé au français par une méthodologie de « français langue seconde » porteront des fruits en termes d’inclusion scolaire, d’éveil cognitif, de développement des capacités bilingues, et de plaisir des élèves à se trouver en milieu scolaire. L’auteure n’oppose en rien langues (mélanésiennes) à langue (français) et se situe hors d’un affrontement binaire entre indépendantisme forcené et néo-colonialisme. La proposition pédagogique qui est réalisée sur deux années scolaires (1997-1998), mais refusée à l’époque par l’éducation nationale, « permet d’affirmer que le plurilinguisme et le pluriculturalisme précoces sont possibles avec une langue maternelle à tradition orale, le français langue seconde adapté à la tradition orale, et l’anglais sous forme de comptines. » Livre qui allie expériences pédagogiques et analyse macro-structurelles des systèmes en place, l’ouvrage de Ngọc-Anh Trân apporte un éclairage intéressant et des pistes apaisées et bénéfiques à un système néo-calédonien qui gagnera à penser sa diversité et sa complexité pour panser ses plaies.
Pierre Escudé, professeur des universités, ESPE de Bordeaux, président de l’ADEB, [26 octobre 2018]
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