Au milieu de l’été, Francis Goullier nous a quittés. Ancien Inspecteur général d’allemand et promoteur du développement du plurilinguisme au sein de l’institution scolaire (notamment via son implication dans la diffusion du CECRL), il était de nous tous connu et apprécié non seulement pour ses apports importants et constructifs dans le domaine de l’enseignement des langues, mais aussi, et surtout, pour l’homme qu’il était.
Nous avons été nombreux à l’ADEB à participer à diverses initiatives d’hommage dans le cadre de contextes de travail qui nous ont donné la précieuse occasion de collaborer avec Francis Goullier.
Nous avons été particulièrement peinés de sa disparition. Nous voulons ici le rappeler au souvenir de tous, à travers le portrait qu’en a dessiné Daniel Coste et qui a été lu au moment de ses obsèques.
Francis nous manque.
Francis
Le texte qui suit est une version révisée de l’hommage rendu à Francis Goullier par Daniel Coste, le 30 juillet 2020, à Reims, lors de la cérémonie des obsèques. Hommage rendu au nom des collègues ayant travaillé avec Francis dans le cadre de projets initiés par la division des Politiques linguistiques du Conseil de l’Europe.
C’est évidemment avec une émotion toute particulière que je prends ici la parole car je le fais non d’abord en mon nom propre mais comme délégué de tout un groupe de collègues qui, depuis plus d’une vingtaine d’années pour nombre d’entre eux, ont eu la chance de travailler avec Francis Goullier dans différents projets auxquels il a activement participé, comme expert associé aux programmes de la division des Politiques linguistiques du Conseil de l’Europe.
Émotion d’abord parce qu’il me revient, au nom de ces collègues et amis, de dire à Nancy, à Florian, aux membres de la famille et aux proches combien nous sommes affectés par cette disparition brutale et combien nous sommes, autant qu’on peut l’être, en sympathie avec vous, combien nous partageons la peine et le sentiment de perte qui marquent ces journées, tout comme nous avons suivi, dans une alternance d’angoisse et d’espoir, les derniers mois de la maladie.
Émotion encore parce qu’il s’agit, en cette circonstance, de rappeler quel apport a été celui de Francis dans les projets initiés et développés à Strasbourg – vous avez pu entendre par ailleurs ce qu’il en a été pour le CELV de Graz – Et je ne voudrais pas retracer par le menu l’histoire de ce qui a été pensé et produit depuis les années 1990 où il a très tôt connu et compris ce qui se passait de décisif dans une Europe désormais largement ouverte vers l’Est.
Ce qui m’a frappé en réfléchissant à cette intervention, c’est à quel point Francis a été de toutes les aventures qui, à partir de la mise en œuvre du Cadre européen commun de référence pour les langues, le fameux CECR, ont permis d’affirmer la pleine place des langues dans une éducation de qualité au bénéfice de toutes et tous, une éducation inclusive, équitable, démocratique. Grands mots ? langue de bois ? Francis n’abusait pas de ces formulations qui, à devenir slogans, perdent de leur sève, mais il a œuvré concrètement à leur donner leur plein sens.
Ces dernières décennies ont vu, au Conseil de l’Europe, un élargissement des perspectives et des désignations, une amplification des projets : section des langues vivantes, division des politiques linguistiques, langues dans l’éducation, langues pour l’éducation… une éducation plurilingue et interculturelle où toutes les disciplines sont partie prenante, pas seulement les langues vivantes. Francis a vigoureusement accompagné ces extensions et ces évolutions, spécialiste des langues étrangères certes, mais au nom d’une conception de l’éducation.
Je voudrais donc me concentrer non sur le détail des contributions de Francis à ce parcours, mais sur la manière dont, dans le groupe des « experts », il a incorporé ce rôle et aura laissé son empreinte personnelle. C’est à travers une série d’adjectifs qualificatifs qu’on peut tenter de le faire.
Mais d’abord, Francis tout court. Un prénom, pas un titre. Par le passé, le Conseil de l’Europe n’a pas manqué d’experts et de représentants nationaux à qui il convenait de donner du « Monsieur l’Inspecteur général ». Pas lui. Une discrétion sur ses responsabilités autres, même si nous savions sa conscience et son implication professionnelles et à quel point – permettez-moi l’expression – il faisait le job. Pas matière à se hausser du col. Une modestie naturelle, aucune gloriole.
Quelques qualificatifs donc, qui pourront, pour certains, sembler à la fois familiers et paradoxaux.
Francis le fonceur
Image personnelle de mes premiers vrais échanges avec lui. Conseiller pour les langues auprès du ministre de l’éducation Jack Lang. Vu une ouverture, un créneau, il fallait y aller, comme au football, sport qu’il aimait et qu’il aimait voir Florian pratiquer. Francis a immédiatement perçu l’intérêt et l’importance que pouvaient avoir, pour les systèmes éducatifs, les orientations que proposait le Cadre européen commun de référence pour les langues, en particulier pour spécifier des objectifs à caractère fonctionnel qui soient clairs et explicitables pour différents acteurs de la communauté éducative : non seulement les décideurs mais aussi les enseignants, les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes et les employeurs. Jack Lang n’a alors été ministre que deux ans. Les textes ont été passés et la France a été un des premiers pays européens à faire entrer les orientations et les apports du CECR dans les curriculums des formations scolaires. Rapidité où certains voudront voir de la précipitation et des injonctions venues d’en haut, de la hiérarchie distante des réalités de la classe. Alors même que toute la carrière de Francis, professeur d’allemand, agrégé, inspecteur pédagogique régional avant de devenir « IG », s’était faite en classe, au contact des élèves et des enseignants et avec un sens pédagogique, un engagement personnel et une attention aux autres dont beaucoup de ses anciens collègues ici présents pourraient témoigner. Fonceur certes, mais dominateur et « parachuteur » d’instructions à grande distance des contextes, en aucune manière. Il fallait juste forcer un peu le système, profiter d’un moment favorable afin de le faire bouger, pour la bonne cause : celle de l’enseignement et des apprentissages.
Francis le stratège
Francis savait bien que les textes officiels, surtout novateurs, demandaient explicitation, illustration, médiation. Et tout un dispositif de mise en œuvre diversifiée, voire critique, dans les établissements et les classes. Outre ce qui touchait aux mesures officielles, Il a abondamment donné de sa personne : conférences, séminaires, participation à des formations, à des débats, publications assurant, si l’on peut dire, le service après-vente, le passage du générique au particulier.
Il convient aussi d’éviter les dérives et faire notamment en sorte que le CECR ne soit pas réduit à une grille d’évaluation, à une série d’échelles de performance, mais trouve sa place dans une dynamique d’apprentissage. Le stratège a su, dans ses interventions en France, aller au contact, aller « au charbon ». Ce n’était pas un homme de bureau. Sans les rechercher ni les provoquer, il a dû affronter patiemment des résistances, subir des chocs, être l’objet de tacles pas toujours corrects, y compris dans sa propre corporation. Cela ne l’a pas découragé d’avancer. Il s’est trouvé exposé sans l’avoir voulu, lui le discret et le modeste. Mais, homme de conviction, il lui fallait travailler assidûment à convaincre.
Francis l’émancipateur
Francis a tout aussi vite compris que le CECR prenait son plein sens s’il était accompagné d’un instrument qui soit à disposition des apprenants eux-mêmes, qui en soit le complément et en quelque sorte le contrepoids. Il a été très actif, sur la scène nationale déjà, dans le développement de portfolios pour le primaire, le collège, le secondaire supérieur. Mais il ne s’est pas agi pour lui de s’en tenir à la France. Johanna Panthier pourrait témoigner ici de l’engagement qui a été celui de Francis dans le comité de validation qui se prononçait sur la conformité aux principes généraux de la conception des portfolios des maquettes envoyées à Strasbourg par un grand nombre de pays et touchant différents niveaux des systèmes éducatifs européens. Et si ce comité de validation a analysé et approuvé plus d’une centaine de portfolios, cela n’a jamais été selon des règles rigides, des standards contraignants, une volonté d’uniformisation mais, bien au contraire, en appréciant les innovations, en accompagnant des évolutions qui, tout en restant fidèles à l’esprit du PEL, allaient plus avant dans l’assistance apportée aux élèves apprenants vers leur autonomisation, une meilleure prise de conscience de leurs capacités et des apports de leurs ressources plurilingues. Il y aurait beaucoup à dire sur les aventures du Portfolio européen des langues mais ceci est une autre histoire.
Francis le modérateur et l’homme des synthèses dynamiques
Là encore, sans y avoir aucunement prétendu mais en raison de ses qualités reconnues, Francis s’est vu très souvent confier le rôle de rapporteur d’atelier, de séminaire, de conférence intergouvernementale, de symposium. Et en général à propos de questions délicates et non consensuelles. Sa capacité d’écoute, sa volonté de comprendre, son respect des positions des uns et des autres, son aptitude à dégager des lignes de force et des points de consensus et son art de la rédaction ne se traduisaient pas en synthèses molles et creuses mais bien en documents de réflexion et de proposition de pertinence et de référence durables, bien au-delà de l’occasion circonstancielle.
Ce positionnement respecté de Francis tenait aussi me semble-t-il à son double rôle et à sa double responsabilité : expert mais aussi représentant d’une administration française, il ne pouvait perdre de vue les fonctions dont il tenait partie de sa légitimité. D’un autre côté – mais pour lui c’était peut-être le même – il croyait profondément à la nécessité et à la possibilité d’un espace éducatif européen. Ce n’est pas un hasard que, dans des temps voisins, il ait joué un rôle central dans la rédaction de la Recommandation du comité des ministres aux États membres sur l’importance de compétences en langue(s) de scolarisation pour l’équité et la qualité en éducation et pour la réussite scolaire (2014) et commencé à réfléchir à ce qui allait devenir son dernier ouvrage Les clés du cadre – enjeux et actualité pour l’enseignement des langues aujourd’hui.
Francis « Le collègue européen »
Deux commentaires valent qu’on les rappelle aujourd’hui. Le premier, que m’a rapporté Johanna Panthier ici présente, se situe au tout début des interventions de Francis au Conseil de l’Europe. Joseph Sheils, alors chef de la division des politiques linguistique, de retour d’une réunion au Tessin portant sur le PEL au cours de laquelle il avait fait la connaissance de Francis : « la France nous a envoyé un représentant absolument génial ! ». Et, il y a quelques jours, ces lignes David Little, expert d’entre les experts, à l’annonce du décès de Francis : « He played an indispensable role in the ELP project for more than ten years; everyone who served with him on the Validation Committee benefited from his penetrating analyses and vision. I shall remember his as the very model of a European colleague. » Le modèle même du collègue européen. Et cette appréciation de David, toutes celles et ceux qui ont travaillé avec Francis pourraient, j’en suis certain, la reprendre à leur compte.
Il y avait chez Francis une conviction et une foi profondes en l’Europe et en sa construction. Il ne voyait pas d’autres solutions possibles en dehors de l’Union européenne et pouvait s’engager à ce propos dans des discussions plutôt animées. Mais une Europe de la diversité et de la complexité.
« Collègue européen », il l’était tout particulièrement dans les petites équipes internationales qui, sous une forme d’audit amical, ont établi des Profils de politique linguistique éducative dans différents contextes nationaux ou régionaux et en collaboration étroite avec les instances locales. Francis s’est alors notamment investi dans l’analyse prospective de situations spécifiques, à la fois laboratoires et champs de forces pour la pluralité linguistique, telles le Luxembourg, le Val d’Aoste ou encore la Catalogne. Ce dernier cas n’ayant pu aboutir pour des raisons de tension diplomatique que l’on peut deviner.
Dans ce genre d’exercice, il s’avérait remarquablement apte, du fait de ses fonctions et son expérience en France, à saisir les enjeux institutionnels à tous les niveaux (du décideur au praticien, du chef d’établissement aux parents, du texte de loi à la formation). Mais c’est là aussi que, lors de ses visites en classe, le très fin observateur qu’il était savait capter la richesse et la complexité des situations éducatives, au plus près des apprenants.
Francis l’équipier, le finisseur, le bosseur
Dans les profils de politique linguistique comme dans les projets auxquels il a participé à Strasbourg ou qu’il a coordonnés au CELV à Graz, Francis ne s’est jamais imposé comme leader mais bien plutôt comporté en équipier attentif aux autres membres du groupe, prenant en compte et valorisant les apports des partenaires. Soucieux toutefois d’aboutir, de faire en sorte que le travail de construction à plusieurs débouche sur un résultat concret, et prêt alors à s’engager plus personnellement au moment opportun, en finisseur, comme on dit dans le monde du foot.
Nous garderons certainement, toutes et tous, l’image d’un Francis toujours en action, d’un bosseur de tous les instants ne s’accordant que peu de répit, peu de repos, souvent sous tension et sous pression, menant de front, quasiment en simultané, des dossiers liés à sa fonction d’inspecteur général et des activités relevant de son rôle européen, vite impatient ou affichant son ennui quand les choses trainaient dans une réunion formelle, s’esquivant des festivités ou des occasions de convivialité gratuite quand il se sentait d’autres obligations. Mais sachant aussi, lui le discret et l’apparent timide, se montrer brillant conteur ou faire preuve d’un humour tout en finesse.
Adepte contraint de diverses formes de télétravail, il avait toujours son téléphone mobile à portée de main et d’oreille, mais aussi de regard et du regard des autres quand il s’enthousiasmait, volubile, en nous montrant des images de Florian.
Francis, le passeur et le battant
Émancipation des jeunes, formation des enseignants, passage de relais à d’autres générations, Francis y croyait ferme. Non dans une perspective de tradition et de reproduction, mais avec la conviction qu’il n’y a de véritable continuité que par transformation. Passer la balle dans le mouvement pour que d’autres s’engagent plus avant.
Avec générosité et constance, il a, sans du tout prétendre en tirer gloire, déployé une activité considérable, inlassable, en vrai « battant », toujours au contact des réalités de ce qu’on appelle le terrain, mais toujours porteur de valeurs à partager et à défendre. A sa manière, il nous a fait mieux comprendre que l’éducation aussi est un sport (collectif) de combat.
Daniel COSTE