Pierre Escudé nous introduit dans le dernier ouvrage, très personnel, de Francine Cicurel avec sa lecture sensible et au plus près de la pensée de l’auteure. Il nous donne envie de nous plonger dans ce colloque intérieur. Les thèmes abordés questionnent en profondeur le rapport intime aux langues dans une vie dense d’événements heureux et douloureux.
Colloque intérieur
Notre collègue Francine Cicurel, figure connue et reconnue de Paris 3, nous fait parvenir un ouvrage très personnel, paru en avril 2023 aux Éditions du Palio, à Paris. Et très beau. Ce colloque intérieur, sous-titre qui fait aussitôt penser à l’endophasie, cette « parole intérieure » que Gabriel Bergougnoux a interrogée, est en fait une parole dite à voix haute, qui cherche un « témoin » – ce mot qui viendra à tant de reprises, au moment où Francine fait le compte de tous ses chers disparus. L’autrice parle à elle-même, et cherche par sa voix à trouver audience, à faire colloque, à trouver ce « tu » essentiel, sans lequel le moi se dissout, « désolé », « désert », « dépeuplé » (p. 66). Car « maintenant qu’il n’est plus là, c’est de l’intérieur de moi que j’entends sa parole » (p. 41). Faire colloque : « Être un témoin de la vie d’un autre, et avoir un témoin pour soi » (p. 81), écrire, comme Anne Franck, « pour ne pas mourir asphyxiée », et pourtant emmenée « comme un million cinq cent mille autres enfants » (p. 123) ; « vivre, ne pas partir dans la solitude, ne pas être oublié » (p. 178).
Francine Cicurel, Et comment leur diras-tu ? Colloque intérieur. Editions du Palio.
L’esquisse d’Helen Wiener – j’apprends qu’il s’agit de la mère de l’autrice – qui orne la couverture est troublante, simple esquisse, qui n’est pas un tableau achevé, puisque sans couleur ni trait définitif. Troublante car elle mime le mouvement de tout ce long colloque : ces deux femmes côte à côte, sont-ce les mêmes ? Ou n’est-ce pas une vieille dame qui s’efface et à sa gauche une femme jeune, dont les traits sont plus décisifs ? Sont-ce mère et fille ? Et la distance qui semble irrémédiable, définitive, entre les deux femmes, rappelle la douleur lancinante, douce cependant car elle rappelle la douce présence de l’être manquant, qui dans toute l’œuvre se propage : la disparition le 8 mai 1980 de la jeune fille ainée de Francine qui, à l’âge de 12 ans, trouve la mort à cause d’un chauffard parisien. Et comment leur diras-tu ?
Comment dire ?
Les presque 80 petits textes que nous donne Francine Cicurel sont répartis en quatre saisons dont chacune possède une thématique majeure, mais dont l’ensemble mêle des couleurs semblables cependant – les éclairs de souvenirs heureux ; la parole et le temps ; la mort d’un proche (mère, qui ravive la mort de l’époux chéri, du père, et toujours de la fille adorée, et en lancinante ligne de basse – qui ouvre le texte - tous les enfants Juifs assassinés par l’horreur du nazisme ; horreur diluée dans le temps présent, comme quand ces deux hommes dont on ne voit que la silhouette croisent le couple Cicurel en sifflant juiffff.)
La première saison, celle qui ouvre le recueil, répond à la nécessité de trouver des « tentatives pour vivre après ». Après, c’est après la mort de la mère – la racine de la judéité -, une mort évidemment de plus en plus fréquente quand l’âge devient de plus en plus lourd. Mais la mort ravive l’envie, le besoin, la nécessité de vivre : « Si c’était cela la vie, lutter contre l’abandon en permanence, l’abandon maternel où nous jette la vie, l’abandon de l’insensé espoir de fusion amoureuse » (p. 45). Le petit insecte qui ressuscite à trois fois de la mort dans l’évier de l’appartement parisien (« Et si c’était toi ! », p. 231-234), c’est l’humoristique et tout autant tragique métaphore de ces personnes assassinées parce qu’élues par le Dieu unique, c’est aussi l’autrice elle-même qui n’en revient pas d’avoir ces éclairs de vie, ces « trouées d’amour » – titre de la seconde saison, éclairs autour de lumineux moments, comme celui de l’adolescente latence amoureuse en cet été dans un kibboutz, dans les belles années 60. La troisième saison, ce sont les « portraits avec mère et sans mère » qui la composent : l’ouvrage reprend ici le fil d’une sorte d’autobiographie, qui mène de la rigide petite famille ashkénaze strasbourgeoise, ce fil ukrainien et germanique, vers la généreuse et riche famille sépharade orientale, qui fait rentrer l’autrice, alors âgée de 20 ans, dans la grande famille Cicurel. « Temps compté » clôt le cycle, et se clôt sur ce temps shabbatique, hors du temps, qui permettrait et finalement a permis à Francine de retrouver par le mystère de la parole une sorte d’éternité, celle de dire que nous avons vécu. Et que cela a été su, marqué d’une pierre par les témoins qui suivront, sur le tombeau où nous reposerons. Ouvrage de pages blanches, cette « résidence temporelle à la vie […] terme inatteignable qui équivaut à vivre pour l’éternité » (p. 59) ; éphémère tombeau de papier.
Ne cherchons pas une œuvre littéraire ciselée dans le texte de Francine Cicurel, nulle ambition poétique ou rhétorique : c’est un style blanc et sans prétention. Le fondement de ces textes réclame un style qui refuse la stylisation littéraire. Et de fait la parole qui se dit est tout à la fois unique, elle ne parle que d’elle, sans complexe ni pudeur, comme quand on parle dans l’intimité d’une autre voix amie ; et tout à la fois cette parole est largement ouverte à ce que chacun de nous ne peut vivre, au fond de lui, que dans cette « rhétorique fabuleuse » dont parlait André Dhôtel : ce pas de côté, cette part rêveuse hors de l’action qui empêche de souffler, et qui permettent d’accéder à ce qui est toujours présent en nous, et que nous occultons dans le fil de ce quotidien amené à se rompre et dont on se dit qu’il se dévidera toujours. Les « trouées » que permettent ces quelques 80 petits textes, c’est « cette voie grande ouverte : nous sommes pour ainsi dire trouées, à jour, à ciel ouvert – comme les toitures des cabanes à la fête de soukkot » ainsi que l’épigraphe de Valère Novarina le dit ouvrant le recueil, citation issue de Devant la parole.
« Nous sommes un papier sur lequel s’écrit l’histoire » (p. 21)
Un destin nous a lié à nous-mêmes et nous le découvrons, ébahi, ahuri, écrasé par son encre noire, et tout autant heureux, joyeux de chaque découverte que nous accueillons en notre page blanche. La parole, ici, se rapproche d’une psychanalyse (« Dire ce que l’on sent à quelqu’un, c’est davantage que se montrer nue », p. 126) : nous allons parler, et les images vont affluer, qui vont expliquer le sens de nos paroles qui ne sont que la trame de ce que nous aurons subi, ou fait subir, ce que nous aurons vécu. Francine le sait, linguistique et psychanalyse sont intimement liées : les Anagrammes de Ferdinand de Saussure essayaient de décoder le sens caché des runes antiques ; Raymond de Saussure sera le père des écoles suisses et françaises de psychanalyse… Le temps de la Pâque, comme celui de l’année sabbatique que vécut l’autrice alors qu’universitaire de renom, comme enfin celui de ce long temps de retraite, hors activité universitaire, est l’occasion de retrouver ces nombreux « papiers » qui encombrent tout l’appartement, « sans être tout de suite submergé par l’idée de leur profondeur » (p. 22). Ces papiers, ces écrits épars, vont révéler : ils sont à l’origine de scènes premières, comme celle de la photo du fils que l’homme garde comme une relique, « la seule trace qu’il a de la descendance brûlée par Hitler » (p. 45), cette photo d’Elvira, la belle-mère aimée, « photographie qui me restitue ces instants, avec le mystère du regard, et la pensée qui accompagnait ce regard » (p. 98), « photos […] mots griffonnés […] tant de pages écrites » (p. 175), « Serons-nous là ou bien sur les photos, ou encore dans les mots que nous aurons écrits ? » (p. 191). Papiers qui interrogent : « La vie, qu’est-ce que c’est sans les photographies, les écrits, les documents, les souvenirs ? » (p. 195). Et puis, révélation ultime et première, cette « radiographie » oubliée au-dessus de la bibliothèque, celle du bébé, « c’est toi », qui mourras douze ans plus tard, écrasée par un chauffard, « Tu es en moi […] Sur la radiographie on ne voit pas […] Quelle autre photographie peut être aussi tragique que celle-ci, enfant lové dans le ventre attendant de naître ? » (p. 23). Vie morte, morte à jamais présente, vie toujours le temps que je te dise.
Shofar contre chauffard
Pas de naïveté, ni de contrition : il y a de l’irréparable. Quand le destin frappe la famille – au téléphone, comme le rappelle Jean-Marie Domenach dans sa Naissance du tragique à l’époque contemporaine – pour apprendre la mort de la petite, il nous écrase : « Il n’avait su que répondre. Il y avait du silence. A cette phrase-là, il n’allait pas trouver d’antidote » (p. 123). Quand le cancer va emporter Martine, la « très belle amie », elle le sait : « Aucun livre, aucune lecture ne prépare à la mort » (p. 220). Et pourtant, contre ce qui nous met hors du temps, et contre ceux qui ne respectent ni la vie, ni le temps, ni les êtres, ces chauffards de l’Histoire et du quotidien, il y a le retour à la Parole qui guérit. Le rite qui, dans les brisures, les désastres du temps et de la vie, nous remet dans l’ordre, nous apaise, nous rappelle notre immémorialité, aujourd’hui. Il y a un lieu pour cela, la synagogue, où la communauté contre vents et marée, a trouvé dans son errance la Maison, le lieu du Livre, la Bibliothèque où tout a été écrit et qu’une vie ne sera pas assez pour lire, comprendre, interpréter. « Mon père, arrêté cette même année [1943], et enfermé dans la synagogue de Nice, s’échappe. Il me donnera plus tard la vie » (p. 47). Étrange écho de cette scène primitive avec la description de cet homme, malade ou déboussolé comme le dit sa femme, et qui court vers la synagogue parisienne, « plus forte qu’une femme, plus grande que l’amour » (p. 70), pour y retrouver, presque extatique, le souffle et la flamme. Le fils de Francine qui, comme pas un, souffle dans le Shofar à New-York dans la chambre de la vielle dame mourante, et qui le remercie, les larmes aux yeux. Cette voix dans la corne du destin, la corne de bélier sans tâche qui rappelle le sacrifice d’Abraham, redit l’alliance avec Celui qui sauve. Même si on cherche à l’oublier, à la sortir de nos vies, « je sais que reviendra toujours cette corne qui cache la cicatrice » (p. 124).
Dans le bruit de nos vies, quelle parole peut nous sauver ? Écrire, c’est le pas de côté, la retraite du sabbat, qui permet de se pencher « à la source » du temps (p. 219), comme Erri de Luca au sortir du lieu de l’immonde, se mettre à « apprendre la langue perdue » (p. 227), reprendre ce que l’on avait maltraité et « qu’on allait désormais bien traiter, re-traiter, le souffle lent de la vie » (p. 230). « Je cherche mon temps, je crois qu’au centre de moi existe un espace pur, céleste. Je crois pouvoir y trouver la parole. Ce qui est moi parle. […] Écrire ne peut se faire sans retrait, sans retirer les mots et les pensées à l’expérience ordinaire, sans chercher ce que le langage est devenu au-dedans de vous. Le noyau que soi-même on ne connait pas et qu’on cherche, ou qu’on fuit » (p. 236).
Ce serait trop simple si nous avions trouvé le lieu, et que nous puissions y demeurer à jamais ! Nous sommes expulsés de ce noyau, comme la fille de la mère, génération après génération, exilés de la Maison dont nous portons le souvenir, et l’espoir en nous de sa parousie, semaine après semaine, à la fin de chacune. L’appartement toujours en désordre et toujours à ranger, ces semaines qui débordent et ne nous laissent pas un instant, ce « chez soi », ce « chez-moi sonore, rempli de la voix des autres » (p. 196), où quand Raymond s’en est allé, le mari chéri, dont le nom est partout et nulle part (p. 42), il revient par la voix de Ray Charles, Are you talking to me ? (p. 106). Ce lieu plein, ce lieu vide : C’est une maison vide de leurs cris. Si je vais ailleurs, c’est un cri qui va remplir l’espace, il n’y aura plus que le cri » (p. 93).
Nous sommes donc, et l’expérience personnelle et communautaire que l’autrice partage avec le lecteur nous ouvre à cette grande vérité, toujours expulsés d’un lieu qui nous aimante. Une des petites filles de l’autrice, adolescente militante du judaïsme le plus rituel, en fait l’expérience : « Elle qui voulait y entrer veut maintenant savoir comment on en sort » (p. 34). On cache cette judéité, cette « judéité cachée » dans les prénoms qui ne doivent pas être « Rachel, Sara et Esther » (p. 144) qui est marque de notre exclusion – et de l’assassinat de masse, il y a peu encore, et dont le germe est toujours présent au coin de notre rue – mais elle est toujours notre marque intime, la trame de notre voix, comme chez la mère de Francine qui « prononçait si exotiquement Exelmans, [avec] le x [qui] résistait à sa langue, trace d’un passé yiddishophone qu’elle reniait par ailleurs » (p. 137). « Vous voulez effacer, vous découvrez gravé en vous, ce qui n’est pas effacé » (p. 102).
Parole : cachette où rien ne nous expulsera.
On nous a donné une langue, qui était là bien avant nous, et dont nous devons faire quelque chose, et qui nous dit. « Il faut chercher au fond de soi (puisque je n’ai d’autre sujet que ce fond-là, puisque je ne raconte pas, je suis en quête, je dois aller voir où je ne sais ce qui est, ce qui se passe, comment le souvenir s’est installé, comment je l’ai oublié) » (p. 201). Cette parole, enfin, elle n’est jamais prisonnière : elle nous entoure, nous excède, et nous rend libre, bien seul c’est vrai, dans cette liberté. Qu’on en juge par ces deux dernières citations qui, pour nous, se font écho, semblent s’opposer et ne font qu’un. C’est d’abord dans la synagogue, lieu clos, lieu où se chante, se rappelle, s’interprète, la parole du Livre : « Qui veut entrer entre, qui comprend commente, qui sait les lettres hébraïques chante avec les autres. Dans tes voiles je m’enveloppe, tu ne me trahiras pas. Tu ne te retireras pas » (p. 71). C’est ensuite la parole intérieure, là où je suis tout au fond, où personne d’autre ne saurait aller : « Je parle bas et peut-être pas du tout. La parole intérieure que je recherche est autre que la parole à l’autre, autre que la parole construite, autre que la prière, répétition méditative de paroles déjà données » (p. 201). Ventre plus que cœur, lieu de miséricorde, ventre de la mère qui est toujours là par la parole qu’elle nous a donnée. Maison de chair où l’esprit est fécondé : « Localiser. […] Que de là du moins, dans cette cachette, on ne puisse vous expulser » (p. 202).
Merci chère Francine Cicurel, pour le don de ton livre. J’espère qu’il sera lu et aimé comme je l’ai lu et aimé !
Pierre Escudé, 28 avril 2023.